Interview de Jean Klein, extrait de la Revue Être N° 1. (1re année, 1973), Avec l’aimable autorisation de la Revue du Troisième millénaire

Connaitre le terrain

Nous sommes, il est aisé de nous en rendre compte, conditionnés par notre héritage biologique, zoologique, notre psychisme infantile, notre passé politique, économique, culturel. Nous demandons : est-il possible pour nous de nous libérer de ce conditionnement et de son emprise ? Quels sont les premiers pas que vous proposez dans ce but ?

Pour répondre, il nous faut, nous semble-t-il, faire connaissance avec nous-même, avec notre corps, notre psychisme, avec la démarche de notre pensée, procéder à une certaine investigation sur le vif. Habituellement, nous dressons « un opposé » au conditionnement qui nous choque : coléreux, nous nous efforçons de devenir paisibles, nous engageant ainsi dans un autre conditionnement, ou bien encore, nous avons recours à diverses évasions. Grâce à de tels procédés, nous sommes contraints de parcourir éternellement le même cercle vicieux. Il ne nous reste donc plus qu’une attitude de pure observation, qui nous permettra de connaître notre terrain en question, de saisir sur le vif les activités de notre corps, de notre psychisme, les démarches de notre pensée, nos motivations. Dans une première phase, l’observateur éprouve quelques difficultés à être impersonnel, sans choix, il dynamise l’objet, il s’en rend complice. Mais, par la suite, cette attitude se présente spontanément, de plus en plus souvent, puis vient un moment où s’installe, entre l’observateur et l’objet, une zone neutre et les deux pôles perdent leur charge. Il est silence et immobilité, l’objet conditionné n’est plus alimenté.

Pouvez-vous parler des motivations ?

A certains moments, seuls avec nous-mêmes, nous éprouvons une immense carence intérieure. Cette carence est la motivation mère qui engendre les autres. Le besoin de combler cette carence, d’étancher cette soif, nous pousse à penser et à agir. Sans même l’interroger, nous fuyons cette insuffisance, nous cherchons à la combler tantôt par un objet, tantôt par un autre, puis, déçus, nous courons d’une compensation à l’autre, d’échec en échec, de souffrance en souffrance, de guerre en guerre. C’est là le destin auquel se voue la plus grande partie de l’humanité. Certains se résignent à cet état de choses jugé par eux inévitable.

Regardons-y de plus près. Trompés par la satisfaction que nous procurent les objets, nous constatons que ces objets prometteurs entraînent satiété et même indifférence. L’objet nous comble un court instant, nous amène à la non-carence, nous renvoie à nous-mêmes, puis nous lasse, il a perdu cette magie évocatrice. Donc la Plénitude que nous avons éprouvée, ne se trouve pas dans l’objet, c’est en nous qu’elle demeure. L’objet, pendant un instant, a la « faculté » de la pousser à se révéler et nous concluons à tort que l’objet fut la cause de la plénitude.

Dans les instants de joie, celle-ci existe en elle-même et l’objet n’est plus présent. Par la suite, en évoquant cette joie, nous lui surimposons par erreur un objet qui selon nous en fut la cause. Nous objectivons la joie, y référant par la mémoire qui lie l’un à l’autre, alors qu’ils ne sont pas de même nature. Nous constatons que la perspective dans laquelle nous nous sommes engagés, c’est-à-dire la perspective objective, est incapable de nous procurer la plénitude durable. Celle-ci est située en nous-mêmes. Nous avons constaté qu’au moment où nous parvenons à cette plénitude, à cette paix, l’objet soi-disant cause et occasion de cette paix n’est pas présent, il est complètement éliminé, complètement résorbé dans l’expérience de l’Ultime Contentement.

Pouvez-vous nous parler de la perspective objective et de ses rapports avec la Joie non duelle ?

Pour pouvoir situer l’expérience, il me semble indispensable d’analyser fondamentalement l’objet qui est pris par erreur comme pouvant contenir la paix et la suffisance. Si nous examinons un objet, nous pouvons constater qu’il n’est rien au fond que sensorialité, sensation. Sans celle-ci : vision, audition, toucher, etc., il n’y a pas d’objet.

Sur cette sensation, nous surimposons une idée de l’objet, c’est-à-dire qu’un objet est uniquement là quand il est pensé, il est concept. Quand ceci est véritablement, profondément compris : qu’un objet n’est rien d’autre que sensation et idée et que notre vision précédente nous a montré que l’objet ne contient pas ce que nous cherchons, que se passe-t-il ? Il y a une élimination qui se fait. La sensation s’élimine, parce qu’elle ne contient pas ce que je désire profondément, pas plus qu’elle ne contient ce que je cherche. Nous n’éliminons pas pensée et sensation, mais elles s’éliminent de nous. Il faut bien comprendre que ce n’est pas ici une entreprise de détachement, mais les choses se détachent de nous, elles se détachent de nous comme un fruit mûr se détache de la branche.

On peut saisir ou refuser les objets ; quelle est la différence entre ces deux démarches ?

Les deux procédés sont la même chose : refuser ou saisir, c’est la même chose, ces deux démarches conduisent à un conflit nouveau. Il existe un état sans désir. Quand vous ne cherchez plus à compenser, il y a un état de non-désir, il y a suffisance.

Il ne s’agit pas ici de refuser l’objet, l’objet vous apparaît alors comme quelque chose qui ne contient pas ce que vous cherchez. S’il y a un endroit où vous pensez avoir mis quelque chose, vous fouillez et constatez que la chose n’est pas là. Alors vous recommencez encore, vous fouillez à nouveau, peut-être deux ou trois fois, vous y revenez. A un moment donné, vous avez fouillé effectivement partout, et vous n’avez pas trouvé l’objet. Que se passe-t-il à ce moment-là ? C’est le lieu qui vous quitte en tant que contenant l’objet, vous ne quittez pas le lieu. De la même manière, l’objet vous quitte.

C’est un processus complètement organique. Si cette élimination a été pleinement accomplie, dès que la soustraction a été faite minutieusement, que rien n’a été omis, qu’il ne reste aucun résidu, à ce moment-là nous sommes renvoyés à nous-mêmes, à ce que nous sommes essentiellement, dans un état de solitude, de silence, dans lequel on s’éveille. Cet état de silence, cette attention silencieuse, cette attention pure est, si je peux m’exprimer ainsi, une attention à l’attention. Elle est dégagée de toute conception de durée, de volume, temps et espace et, en fait, ce siège de la Conscience, ce noyau, cet axe de gravité de notre être autour duquel la personnalité s’est greffée, contient notre Véritable Nature, laquelle est au-delà de tout conditionnement et c’est la seule voie par laquelle on peut y aboutir.

C’est uniquement de ce point de vue que nous avons une chance de régulariser notre nature corporelle, psychique, mentale. Si d’autres tentatives de déconditionnement sont entreprises par une approche psychologique, nous restons toujours dans le cercle vicieux. Il y a déplacement de certaines énergies qui se sont localisées et fixées. Nous les déplaçons d’un point à un autre, mais nous ne nous libérons pas. C’est uniquement l’Ultime Régulateur, c’est-à-dire la Conscience, la Non-Personnalité, qui est capable de déconditionner notre nature biologique, affective, mentale.

Dans quel sens employez-vous ce terme : la Conscience régulatrice ?

Nous occupons par habitude le point de vue de ce que l’on peut appeler la personnalité, l’égo. De ce point de vue-là, nous sommes dans un état de choix constant, nous choisissons l’agréable, nous évitons le désagréable, nous cherchons la sympathie, nous évitons l’antipathie. On pourrait dire que le corps et toute la structure qu’il contient et qui représente notre personnalité sont orchestrés en fonction de cet égo. Celui-ci exploite le corps, la pensée et le psychisme, il intervient dans la démarche naturelle de la pensée, du corps. Inutile de dire qu’à partir du point de vue où nous nous plaçons, celui de la personnalité, nous employons uniquement un fragment de nos virtualités, notre cérébralité utilise à peu près un tiers de ce dont nous sommes capables.

Si ceci est constaté, c’est-à-dire, si au moment où nous objectivons cette personnalité, nous nous situons spontanément en dehors d’elle, nous nous plaçons comme étant celui qui la perçoit, nous pouvons dire que nous occupons désormais un état impersonnel. Cette non-personnalité est l’essence, elle est la source de la personnalité, mais elle n’exploite pas, comme le fait l’égo, le corps, le mental, la pensée. Nous nous plaçons au point de vue transpersonnel, toute la personnalité trouve une intégration dans cette non-personnalité, elle y trouve sa source, elle y trouve effectivement son centre de gravité. C’est dans ce sens que l’on peut dire que ce centre est régulateur, pas dans un sens actif ; il agit par sa simple présence.

Du point de vue de cette non-personnalité, qu’on peut aussi appeler la position du non-choix, le choix se fait spontanément, mais nous ne choisissons pas. Cette position est éminemment morale, éthique, esthétique et fonctionnelle. Ce choix est forcément toujours adéquat à toutes les situations. Il n’a pas besoin d’être contrôlé et c’est à ce moment-là seulement que le corps et le mental trouvent leur liberté et leurs possibilités illimitées. Mais la non-personnalité, la conscience n’interviennent pas comme un régulateur actif, celle-ci joue le rôle d’un régulateur par sa simple présence et non par un dynamisme orienté.

C’est donc seulement par la vision juste de la nature des objets que je verrai devant moi les choses changer ?

Oui, nous utilisons le mot changer. En fait, la non-personnalité se fait sentir sans dynamisme et absolument indépendamment de toute volonté ; on peut lui donner le nom de Grâce. Cette démarche d’élimination, ce discernement sont toujours accompagnés par l’apparition de la Grâce, par un changement. Celui-ci intervient toujours indépendamment de nous. Dès l’instant où nous voulons changer, nous employons des résidus du passé, de nous-mêmes, nous ne pouvons pas changer, le vrai changement est un inconnu. Vouloir changer veut dire projeter, imposer un inconnu à un inconnu, nous le faisons très souvent et nous tournons en rond en créant des conflits. C’est toujours par un effet de la Grâce que l’inconnu devient connu, c’est un résultat, celui qui découle d’avoir compris profondément quelque chose.

Pour employer une certaine analogie, quand vous prenez le cordon de votre robe de chambre pour un serpent, vous êtes effrayé, vous ressentez une immense terreur et c’est en scrutant la nature de ce serpent que vous ne verrez en lui qu’un cordon. Que se passe-t-il à ce moment-là ? Toute votre anxiété, toute votre terreur vous quittent, elles meurent d’elles-mêmes.

Dès l’instant où vous avez compris quelque chose et que vous ne conceptualisez pas cette compréhension, la compréhension est silence et celui-ci est le changement. Il y a résorption du problème, fin de la dualité.

Devons-nous nous désintéresser des conflits sociaux ?

Le conflit résulte uniquement de notre point de vue fragmentaire, or le fragment est toujours un déséquilibre. Partant de ce point de vue, nous ne pouvons que créer des nouveaux fragments et des déséquilibres, des conflits. Les sociologues et les économistes qui veulent éliminer le conflit social en créent forcément un nouveau. Les sociologues se figurent que le conflit est en dehors de l’individu, or il est créé par l’individu. Il n’y a rien à changer à notre société, il n’y a qu’à changer notre point de vue.

Si nous quittons le point de vue fragmentaire, celui de l’égo, pour nous placer dans le point de vue impersonnel, celui de la Conscience, il n’y a plus de conflit, mais tant que nous occupons ce point de vue fragmentaire et personnel, nous créons continuellement de nouveaux conflits, nous les déplaçons, mais ils demeurent toujours. Le monde lui-même ne présente aucun conflit, c’est nous qui le créons de toutes pièces. Tant qu’un homme considère son corps comme étant lui-même, il est soumis à ses glandes, à ses sécrétions internes, à ce que je pourrais appeler son conditionnement, mais s’il réalise que ce corps n’a aucune réalité, je veux dire, aucune indépendance, qu’il dépend toujours de celui qui le perçoit, il constate qu’au fond le corps n’est rien d’autre qu’un objet. A ce moment-là une chose extraordinaire se produit, l’homme n’est déjà plus complice de tout cet héritage. Il va se trouver aligné et harmonisé selon le point de vue impersonnel. Son action est désintéressée, adéquate à toutes les situations, à toutes les conditions, à tous les problèmes. Il en découle un épanouissement où le corps trouve sa propre sagesse, la Conscience, c’est elle qui est le foyer, et de ce foyer, les étincelles sortent et se perdent, nous nous identifions avec elles par erreur, mais nous ne sommes pas elles qui ne sont que des fragments. De ce foyer la dualité est abolie.

Vous avez dit que dans ce que vous appelez la position de non-choix on est toujours adéquat à une situation donnée. Vous avez dit que cela arrive forcément ; pourquoi ?

La position du choix est une position fragmentaire. Quand vous partez d’un fragment, il en découle une action fragmentaire qui engendre un conflit et un déséquilibre. La position du non-choix implique une disponibilité totale face à l’actuel. L’action qui en découle naît de l’harmonie implicite de l’unité de la vie, qui ne comporte ni contraire, ni contradiction.

La position du non-choix, du Soi est une position de l’Unité, de l’Un. Il n’existe rien en dehors de lui. A partir de cette position-là, nous transcendons le triple temps : passé, présent, futur. Nous transcendons la dualité du bien et du mal, là où l’on dit : j’aime ou je n’aime pas, où l’on est dans un état positif ou négatif. C’est une position libre de toute mémoire, une position d’entière insécurité, mais dans cette entière insécurité, nous trouvons la sécurité constante. Partant de cet état, si quelqu’un vous apporte une béquille, pour vous procurer une soi-disant sécurité, c’est à ce moment-là que se crée l’insécurité : comme quelqu’un qui aurait trouvé l’équilibre parfait lui permettant de marcher sur une corde puis, brusquement, on veut le prendre par la main et le soutenir, on lui fait perdre cet équilibre.

Dans cette espèce de lutte, de combat, pour parvenir à la transpersonnalité, qu’avez-vous à dire des techniques de Yoga et de l’emploi de certains régimes alimentaires ?

Il ressort de ce que nous avons pu dire de cette Expérience, de ce foyer de créativité, la Conscience, qu’elle ne se situe pas dans un cadre corporel, affectif ou mental. Je m’interroge moi-même aux différents moments de ma vie et je constate que je suis toujours poussé d’un objet à un autre par une profonde anxiété, peur, insécurité, incertitude et nous avons vu que l’on ne peut pas trouver la sécurité dans un cadre, dans les objets dont la nature est insécurité, sensation, émotion, pensée qui sont en continuelle apparition et disparition. De plus, ils changent continuellement à travers les quatre âges : enfance, adolescence, maturité et vieillesse. Si cette Expérience transcende ce cadre, pour quelle raison voulez-vous le manipuler, le dilater ?

Maintenant, pour descendre au niveau de votre question, nous pouvons bien entendu observer qu’un corps complètement encombré par des aliments non appropriés nous a laissés depuis notre enfance chargés de résidus, créant ainsi une immense opacité, nous privant de toute transparence et de l’acuité de nos sens. Il est intéressant d’amener un tel corps à un certain processus d’élimination de ses encombrements et en même temps donner une alimentation appropriée à cette machine. Lorsqu’il est alimenté d’une façon adéquate et saine, il se produit forcément une élimination de ses encombrements. Tout notre organisme réagira d’une façon différente et cela entraînera incontestablement des réactions sur le plan psychique. Donc, ce que vous appeliez tout à l’heure certaines formes de yoga, peut nous rendre conscients des encombrements du corps.

Les asanas peuvent aussi attirer notre attention sur la lourdeur de notre corps : combien il nous apparaît comme étant solide, encombrant, opaque, non transparent. Vous vous libérez également des encombrements et nourrissez votre corps avec le souffle. Tout cela est vrai, je vous l’accorde, mais à condition que ce soit fait avec beaucoup de justesse. Nous ne devons pas perdre de vue la perspective non objective dont nous avons parlé. Vous ne trouverez pas, grâce à ces exercices, ce que vous cherchez profondément, c’est-à-dire vous libérer définitivement de votre anxiété.

La description que vous donnez de notre monde intérieur, psychologique et de notre nature me paraît avoir certains rapports avec l’univers de la création artistique. Jadis, me semble-t-il, il y avait en Orient une technique basée sur ce que vous venez de dire. L’artiste apercevait d’un seul coup l’œuvre qu’il portait en lui, puis il lui donnait une expression extérieure. Maintenant, et en Occident, l’accent semble être mis toujours sur les objets sensoriels, l’aspect sensoriel de l’art. L’Orient semble, en somme, suivre la même direction. Quelle réflexion avez-vous à faire à ce sujet ?

S’agissant d’une œuvre d’art, il y a une distinction à faire entre ce que l’on appelle « œuvre d’art » et « œuvre artistique ». L’œuvre d’art surgit toujours de cet arrière-plan : la Conscience. Une œuvre d’art, une œuvre de musique, de peinture, d’architecture, de poésie, de sculpture, surgit toujours, est toujours engendrée par l’artiste, saisie dans une parfaite simultanéité. Après quoi, elle est élaborée dans le temps et l’espace. Par exemple, la Cène de Léonard de Vinci incontestablement a été conçue dans une parfaite simultanéité. On peut en dire autant de l’Art de la Fugue de Bach et de certaines œuvres de Mozart. Un artisan digne de ce nom ne met pas l’accent sur la pâte, sur la surface, ni même sur le sujet. L’accent est mis sur l’élimination ou la désobjectivation de l’objet et par un assemblage judicieux de ses composants. Donc, comme le dit Tagore, le but d’une véritable œuvre d’art est de déterminer l’indéterminable. A ce moment également, celui qui écoute, celui qui voit, celui qui entend, ne s’attarde pas sur la pâte, sur la surface, il est envoyé spontanément à un non-état, il éprouve effectivement la joie, la félicité. Par la suite, on regarde l’œuvre et l’on dit : c’est une peinture extraordinaire. Mais au moment de l’Expérience l’artiste est dans un état parfaitement non duel, il est Cela proprement dit. L’œuvre d’art est donc un véhicule, un agent qui pointe vers l’Expérience. Conçue de cette manière, l’œuvre d’art est véritablement créative et je pense que nous pouvons le constater en Occident comme en Orient. Aucune de ces deux cultures n’a la propriété exclusive de la Sagesse.

Nous sommes bien d’accord. Nous avons de magnifiques églises romanes, de merveilleuses sculptures et peintures. Je pense que nous pouvons distinguer, si nous regardons de cette façon, ce qui est véritablement œuvre d’art et nous pouvons éprouver ce que l’artiste lui-même a ressenti au moment où il l’a créée : une émanation spontanée de sa propre nature, libre de toute élaboration systématique.

Justement, c’était bien de cela que je voulais pouvoir vous entretenir, parce que je pense précisément que les œuvres d’art distribuées un peu partout peuvent constituer un support pour parvenir à l’Expérience.

Absolument.

Or, c’est un moyen qu’en général, et surtout en Occident, on n’emploie pas, on fait de l’art un objet d’étude ou de plaisir, rien de plus.

C’est exact, mais avant de pousser tout le monde à la contemplation des œuvres d’art, il faut tout d’abord apprendre aux gens à regarder et à écouter, parce que cela me semble tellement important. Il ne s’agit pas de nous soumettre à une œuvre d’art, il faut d’abord apprendre à écouter et à voir. Combien il est difficile d’écouter : c’est une chose incroyable, et de voir : combien cela est difficile. C’est un art en soi. Qu’appelle-t-on écouter, qu’appelle-t-on regarder ? Quand un homme est parfaitement disponible, vidé de tous les résidus du passé et qu’il entre dans le jeu de la forme, de la couleur, de la succession des sons et des volumes, il est imprégné par l’actuel. C’est l’œuvre d’art qui dégage l’unité sous-jacente aux sensations, et à un moment donné, l’homme se trouvera dans cette solitude, dans cette non-dualité. Cela n’a rien d’une démarche analytique, mais c’est une expérience effective, que l’on fait à un moment donné, de cette solitude intérieure, et au fond, nous devrions continuellement conserver cette attitude. Mais, hélas, il n’y a qu’à regarder les gens qui habitent près de Notre-Dame à Paris, ils passent par là tous les jours, et ils regardent à peine. Je connais cela. Je l’ai vu. Tandis que chez celui qui voit créativement on peut dire que chaque fois il y a un nouvel ébranlement et un renvoi à lui-même.

Cela nécessite tout de même une certaine sensibilité, car si l’être n’est pas sensible il ne verra jamais la beauté de la cathédrale de Notre-Dame ?

Je suis tout à fait d’accord, mais la sensibilité est notre nature virtuelle.

Vous croyez que tout le monde est sensible ? Sommes-nous tous doués de sensitivité ?

L’homme porte en lui virtuellement la toute-possibilité, mais celle-ci n’est pas actualisée. Cette actualisation a été freinée par différents éléments environnants, tous ayant leur source dans le moi qui vient en aide à nos activités de défense.

Sur le plan de la pure sensorialité : vue, ouïe, toucher, etc., toutes nos tendances ont été tournées vers l’utilisation et la défense personnelle ou sociale. Il y a plus particulièrement chez les artistes une sensibilité qui saisit les rapports, les résonances, les possibilités de la sensorialité brute. Cette sensitivité est destinée à tendre vers l’Universel, par une activité centrifuge, mais ceci est sans cesse contrarié par une tendance centripète, chez ceux de nos artistes qui veulent à tout prix affirmer leur personnalité, leur originalité, qu’ils confondent avec l’inspiration, et par un acte volontaire et dirigé, par conséquent conditionné. D’autres, plus rares, portent à l’œuvre d’art une attention non préhensive, ni centripète, et l’émotion qui se déploie en eux ne se réfère à aucun cadre établi, ne laisse introduire aucun schéma du passé. Cette émotion peut être appelée créatrice et totale.

Est-ce que la démarche de la pensée discursive, analytique, peut nous permettre de découvrir notre véritable nature dont vous parlez ?

L’approche méditative, créative, est à l’opposé de la démarche discursive, c’est-à-dire par fragmentation, qui tend à rassembler en ordre de succession temporelle ou en hiérarchie logique. Tous ces fragments appartiennent au passé, aucun élément nouveau ne s’y ajoute, il s’agit de schémas modifiés. C’est une sorte de jonglerie, où ne figurent que des éléments anciens. Une modification dans les schémas peut donner l’illusion d’une création, comme dans un kaléidoscope. Toute son activité est alimentée par un dynamisme dont la source se trouve dans une soif, une angoisse, un besoin de sécurité profonde. Cette pensée remplace l’observation du déroulement de la vie par des concepts, des raccourcis dont elle fait des supports. Émotionnellement, c’est en somme un instrument de défense, structuré par un point de vue utilitaire, d’appropriation du monde extérieur. Elle est adaptée aux activités physiques, techniques et scientifiques. Elle élabore et articule nos problèmes dans un mode quantitatif et temporel.

S’agissant de la connaissance de nous-mêmes, si nous faisons appel à la raison discursive, nous nous heurtons implacablement à une impossibilité, nous nous trouvons chaque fois devant le même problème quelque peu modifié. La pensée discursive se trouve donc non appropriée pour résoudre ce problème essentiel. Nous sommes renvoyés à un « je ne sais pas » total.

Par l’approche méditative, toute démarche mentale, concept, volition, ayant cessé, on peut appeler cet état attention silencieuse, c’est-à-dire sans objet, sans aucun dynamisme d’attente ou de choix. Nous n’agissons plus sur le problème, ce qui reviendrait à retomber dans la fragmentation, c’est lui, au contraire, qui prend vie, s’éveille, se déroule devant nous, ses éléments perdant leur charge et se résorbant dans un état de silence vécu : Conscience suprême, Unité. Désormais le psychisme est polarisé sur le Sujet-Soi et tous ses éléments se trouvent harmonisés. Le déroulement du temps linéaire est résorbé en énergie verticale. L’égo, le chercheur, est vu comme une pseudo-entité, l’égoïsme est devenu une forme vide.

Je fréquente depuis quelques années une école où l’on pratique le vide. Je retire de ce procédé une certaine paix, mais j’avoue que dans la vie courante je suis encore la proie d’inquiétudes et de conflits.

C’est un « vide exercé », qui a son complément dans le plein, c’est-à-dire encore un objet, un concept. Apparemment, c’est une présence à une absence d’objets, c’est encore un espace engendré par le temps, la durée et sans cesse alimenté par le désir du vide, par la motivation du processus d’attention. Il demeure le vide vu comme un drap blanc, simplement un état comme un autre, dans lequel on entre, on sort, que l’on peut remplacer par un autre. Toute démarche qui implique discipline, système, toute démarche ascendante de sublimation par purification, est un empêchement, particulièrement s’il s’agit de la résorption du vide dans l’absolu.

Ce que nous nommons habituellement attention est une attention préhensive, dirigée, intéressée, fragmentaire. Pour parvenir à ce foyer isolé, à cette délimitation imposée à la perception, nous dépensons inconsciemment une énergie considérable, comme lorsque nous voulons évoquer un souvenir qui nous fuit, et qui nous revient, lorsque nous cessons de nous crisper, de nous figer dans cet effort. Quand l’attention est orientée vers l’obtention du vide d’objet, comme c’est votre cas, cette orientation même obéit à une motivation qui, malgré l’appellation que vous lui donnez, est en fait un objet. L’attention dite « réceptive » est encore une attention dynamisée. Il s’y cache une attente non formulée, et celle-ci est encore un obstacle. La présence d’un guru établi dans l’Expérience semble pratiquement indispensable pour franchir ce dernier pas.

Quand on est habitué au laisser-venir, à la réceptivité de l’attention silencieuse, après avoir réalisé qu’il n’y a rien à appréhender, parce qu’il n’y a rien à trouver, cette attention silencieuse se replie sur elle-même, en quelque sorte, et s’éveille à sa véritable substance. Ce repliement est éprouvé non en tant que sentiment, bien entendu, mais comme un éveil, la dilatation d’une Immensité lucide où n’existe ni centre, ni périphérie. Ce n’est pas une Présence à l’absence d’objets, mais une Présence de l’absence à l’absence, c’est-à-dire une Présence absolue, totale. Dans la vie courante, les objets apparents : sensation, pensée, action, surgissent et disparaissent spontanément, comme une prolongation, une expression de cette Immensité lucide, sans que cette présence en soit aucunement affectée.

Je me sens enchaîné par mes pensées et mes sentiments, je me pose la question : où est-ce que je me trouve dans le monde, qui suis-je ?’

Cette question se pose, nous nous la posons toujours en conséquence d’un état de conflit, c’est-à-dire un malaise. Nous cherchons tout d’abord à résoudre celui-ci, en agissant pour les modifier sur les circonstances extérieures : entourage, objets, etc. Devant l’échec de ce procédé, nous cessons d’agir sur ces circonstances qui nous font souffrir et nous demandons : Quel est celui qui souffre ? Pourquoi est-il ainsi fait qu’il souffre. Je souffre. Qui suis-je ? Si le conflit est poignant, la question est chargée d’un dynamisme psychique qui permettra de la creuser.

La cause première du conflit de l’homme est qu’il projette, objective, conceptualise ce qu’il est. Par un examen en profondeur, nous constatons que les perceptions n’ont aucune indépendance ; corps, émotion, idées dépendent du percipient. Elles sont en état de continuel changement à travers les 4 âges : enfance, jeunesse, maturité, vieillesse. Celui qui observe ces changements, se trouve forcément en dehors d’eux.

Le malaise ; le conflit qui a fait naître la question du « qui suis-je ?  » en nous est un je habitué à se situer, comme acteur, penseur, celui qui souffre. I1 est donc enchaîné, lié. « Vouloir » se débarrasser de la souffrance, du conflit ou les diminuer, ne change en rien l’enchaînement, étant donné que, lorsque l’on se place comme un je volitif, c’est cela en soi qui est enchaînement. Ce je volitif est soumis à toutes les fluctuations du conditionnement : peur, inquiétude, etc. On lui attribue par erreur une existence indépendante, il est un égo, c’est une pseudo-entité, laquelle, quand elle est vue telle qu’elle est, s’élimine, entraînant avec elle tous les problèmes, les enchaînements. Cet égo, pseudo-entité, a été perçu, au moment de l’acte, par un Spectateur-Témoin, totalement impersonnel et désengagé ; quand cela est vu, ce « JE TEMOIN » n’est pas un concept, mais un « JE SUIS » vécu.

Tout ce qui a précédé le JE SUIS est résorbé dans un état de lucidité silencieuse. Celui-ci peut être appelé « JE SUIS, JE CONNAIS, JE SAIS ». Ce « JE SAIS » est tout autre que celui du savant qui se déroule dans le cadre : espace-temps, volume-durée.

L’Expérience du « je » est vide de toute perception. II est CONSCIENCE UNITIVE, NON DUELLE.

Rien ne peut exister en dehors de ce que JE SUIS, c’est de ce JE SUIS que surgit le monde.

Le monde n’est rien d’autre que ce que JE SUIS.